Ludovic, tétraplégique : « Je ne voudrais la place de personne, pas même celle d'un mec valide »

ludovic.jpgPour son premier appartement seul, Ludovic Konstantinow, 31 ans, dont 16 années de fauteuil roulant pour tétraplégie, a choisi une vue sur la Méditerranée. Cette mer qui lui a pourtant volé l'usage de ses jambes, ses mains et une partie de ses bras, un jour de juin 1998, alors qu'il s'amusait à plonger avec son petit frère du haut d'une digue de la plage du Prado. Le dernier saut aura été fatal. Sa tête cogne le fond, ses 5e et 6e cervicales sont brisées, il ne peut plus bouger. C'est son frère qui alerte les secours.

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Sans rancune. Ludovic retourne se baigner chaque été et n'en veut « à personne ». Pas même à ceux qui auraient dû installer des panneaux d'interdiction de plonger. « C'est un accident con, ça aurait pu arriver n'importe où », lance-t-il ce matin-là, dans le salon baigné de lumière de son appartement du 8e arrondissement de Marseille.

Et il prévient, en se redressant sur son fauteuil, ses grands yeux bleus soudainement méfiants : « Surtout, n'écrivez pas que mon histoire est une leçon de vie et toutes ces choses moralisantes .» Car s'il y a bien une chose que ce trentenaire au caractère bien trempé ne supporte pas, c'est la condescendance envers les handicapés.

D'ailleurs, quand on lui demande de décrire la tétraplégie, sa réponse prête à rire : « C'est une personne qui ne bouge ni les jambes ni les mains, et parfois aussi ni les bras, soit un parfait hameçon pour la pêche au gros. »

« JE N'AI PAS LE DROIT DE ME PLAINDRE »

D'un optimisme qui peut surprendre le visiteur de passage, Ludovic explique qu'il « s'estime chanceux de ne pas avoir été touché plus haut ». Plus haut, c'est au niveau des cervicales C4 ou C3, qui, si elles sont atteintes, condamnent à ne pouvoir bouger que la tête, parfois sous assistance respiratoire. On parle alors de tétraplégie complète. « Des Intouchables, j'en ai côtoyé à la clinique de rééducation, raconte-t-il. Alors, même si je préférerais être paraplégique et pas tétra, je n'ai pas le droit de me plaindre. »

Dans un souci d'explication, Ludovic montre les membres qui fonctionnent encore : sa tête, son buste, ses épaules, ses biceps et, partiellement, ses poignets. Si l'usage de ses mains lui manque, il dit avoir appris à « se débrouiller autrement ».

C'est ce même souci d'explication qui l'a poussé, voilà dix ans, à créer son site internet, « La roue tourne », pour offrir un témoignage personnel sur la tétraplégie.« Parce qu'il était difficile de trouver des réponses franches et directes sur ce qu'est notre quotidien, j'ai eu envie de partager mon expérience », explique-t-il.

Avec quelque 2 000 visiteurs par mois et un livre d'or rempli de commentaires, ce site est devenu une voix qui compte pour s'informer sur le handicap. Parfois même, Ludovic répond aux questions d'infirmières pour leur mémoire.

Ludovic KonstantinowLudovic Konstantinow | Camille Bordenet

CHAQUE TRAUMATISME EST DIFFÉRENT

Après s'être rassasié de quelques biscuits au chocolat, il évoque les longs mois de rééducation à la clinique Saint-Martin de Marseille. Ces mois durant lesquels il a compris tout seul « que c'était terminé ». Qu'il resterait handicapé.

Au début, l'adolescent de 15 ans était persuadé qu'il pourrait remarcher. Puis, au fil des semaines, il a constaté qu'il ne récupérait « rien » et a commencé à échanger avec les autres patients. Est-ce la raison pour laquelle il a mieux accepté son handicap ? « Peut-être. Si on me l'avait annoncé brutalement, ça m'aurait achevé », assure celui qui rêvait alors de devenir sapeur-pompier.

« Tous les blessés médullaires [de la moelle épinière] n'ont pas cette même énergie de vie, explique Marie-Françoise Chapuis-Ducoffre, le médecin rééducateur qui a suivi Ludovic jusqu'à l'année dernière. Certains n'acceptent pas et en veulent à la Terre entière. D'autres espèrent toujours pouvoir remarcher dix ans après leur accident. Chaque traumatisme est différent : la reconstruction peut être plus ou moins longue en fonction des profils psychologiques et des complications médicales des patients. »

LE HANDICAP INVISIBLE

A la clinique, les journées s'allongent et le temps se suspend. Mais la reconstruction, elle, avance. Centimètre par centimètre. Avec son lot de déceptions mais aussi ses belles victoires. « Réapprendre la position assise a pris plusieurs mois », se souvient Ludovic en grimaçant à l'évocation de la douleur que provoquait chaque redressement supplémentaire à l'aide du verticalisateur.

Il y a eu aussi la rééducation de la vessie et du sphincter, que la personne paralysée ne contrôle plus. « Un handicap supplémentaire et invisible dont personne ne parle », constate-t-il laconiquement. Il est pourtant une source de complication quotidienne pour les handicapés.

Un peu embarrassé, Ludovic baisse la voix pour expliquer sans détour qu'il urine dans un Pénilex, une sorte de préservatif relié par un tuyau à une poche attachée à la jambe, et qu'il régule son transit intestinal avec des suppositoires. « Glamour, n'est-ce pas ? »

« LE CORPS TOMBE DANS LE DOMAINE PUBLIC »

Au bout de dix mois, le jeune homme a pu quitter la clinique et retourner vivre chez ses parents. Des années difficiles, ponctuées de complications médicales graves et de promiscuité familiale parfois insupportable. « J'ai beaucoup fait payer ma mère. On s'en prend souvent aux proches dans ces moments-là », regrette-t-il dans un soupir. Mais il obtient son bac pro en Industrie graphique puis un BTS en Informatique industriel.

Alors aujourd'hui, l'indépendance se savoure. Il assure n'avoir « jamais été aussi heureux que depuis qu'il vit dans cet appartement ». Cuisine intégrée, douche spacieuse, portes coulissantes : Ludovic a pensé tout l'appartement sur un logiciel de 3D, pour qu'il lui soit parfaitement adapté.

Les petits actes du quotidien demeurent toutefois très compliqués, seul. Mais tant pis. « Si je dois mettre trois heures pour faire cuire des pâtes, ça m'est égal. Je ne suis pas pressé », dit-il. Les aides-soignantes viennent matin et soir le doucher, l'habiller et le coucher.

« Au début, surtout en pleine adolescence, c'était très gênant de dévoiler son intimité au personnel soignant, se souvient-il. Et puis, petit à petit, on apprend à lâcher, le corps tombe dans le domaine public. Maintenant, ça ne me dérange même plus qu'une aide-soignante que je n'ai jamais vue me manipule. »

Dans la chambreDans la chambre | Camille Bordenet

DES SOLUTIONS POUR FAIRE L'AMOUR

Sur la table de chevet de la chambre, sa copine a laissé sa carte de presse et un roman policier. Ludovic sourit. Il l'aime, bien sûr, même s'il ignore encore si elle sera la mère des enfants dont il rêve. « Je sais qu'être avec moi, c'est contraignant, à tout point de vue. J'ai peur qu'elle finisse par se lasser. »

Pendant plusieurs années, il n'a pas voulu se poser de questions sur sa sexualité. « Au moment de l'accident, j'étais trop jeune, ensuite l'idée d'en parler m'a longtemps gêné. »

« Parce que les blessés médullaires sont en majorité de jeunes garçons, la colère liée aux troubles de la sexualité est souvent un frein à l'acceptation du handicap et à la reconstruction psychologique, explique Marie-Françoise Chapuis-Ducoffre.

Difficile, en effet, d'accepter ce sentiment d'atteinte à sa virilité, surtout quand la sexualité masculine est souvent associée à la performance. Alors l'équipe de rééducation accompagne, tout en douceur. Et, même si elle n'a « pas de baguette magique », tente d'informer des possibilités qui s'offrent à chacun.

Lire l'analyse : « Reconstruire sa sexualité » après un accident ou une maladie neurologique

Ludovic, lui, n'avait jamais fait l'amour avant son accident. Pour sa première fois à 22 ans, il décide de rencontrer le sexologue de la clinique. Et comprend qu'il existe des solutions. « Pour m'assurer d'une érection durable, je prends un médicament par voie orale et je fais une piqûre dans la verge. Ensuite je suis tranquille 1 à 4 heures », confie-t-il. Alors, même s'il est conscient que tous les handicapés ne sont pas dans son cas, il s'énerve de ceux qui continuent de penser « que sous prétexte qu'on ne sent rien, on n'a pas de libido ».

« UNE SEXUALITÉ PARALLÈLE À LA NORMALE »

A demi-mot, on lui demande de décrire ce qu'il ressent quand il fait l'amour. Il s'exécute, sans fausse pudeur : « J'ai du plaisir mais je ne ressens pas toutes les subtilités de la pénétration vaginale, comme la chaleur par exemple. Mais le cerveau s'adapte pour prendre du plaisir autrement. Voir une fille nue, la toucher, la caresser… procure déjà de très bonnes sensations. Alors c'est sûr que si une fille cherche les performances d'un rugbyman, je ne suis pas la bonne personne, plaisante-t-il. Car oui, c'est forcément une sexualité contrainte qui laisse peu de place à l'improvisation. Mais, pour peu que la partenaire soit réceptive et à l'écoute, on crée une sexualité inventive, différente et parallèle à la normale. »

Il s'interrompt et grimace. Soulager ses douleurs neurologiques est impossible. A quoi ressemblent-elles ? « C'est comme si tu étais ankylosée avec des fourmillements partout et parfois des décharges électriques. L'intensité varie mais la douleur est permanente. »

Pour atténuer ses sensations, Ludovic pourrait prendre des antidouleur. Mais après avoir avalé une quinzaine de cachets pendant huit ans, il a décidé de les stopper net, au prix d'un sevrage difficile. « Ces trucs me shootaient trop. Je préfère avoir mal plutôt qu'être un légume », lâche-t-il.

DES GESTES ROUTINIERS

A défaut, il essaie de changer le plus souvent possible de position. « Ça soulage un peu et ça permet aussi d'éviter les escarres. » Véritables bêtes noires des corps immobilisés, ces plaies naissent de la compression des tissus associée à la perte de mobilité. Les aides-soignantes lui appliquent une crème préventive et prennent soin de bien tendre les draps, un simple tissu pouvant être à l'origine d'une plaie. Le matelas et le coussin du fauteuil sont aussi spécialisés. « Et normalement, je ne suis pas censé porter de jean », chuchote-t-il, avec le sourire espiègle de celui qui a fait une entorse à la règle.

Son hygiène de vie irréprochable, il y tient. « C'est la seule solution pour vivre aussi longtemps que la population générale. » Alors il ne fume pas et ne boit pas. « Sauf beaucoup d'eau, pour éviter les infections urinaires auxquelles nous sommes sujets. »

Avec les années, ces gestes sont devenus routiniers. « Tout ça, c'est l'apprentissage d'une vie. J'apprends encore énormément de nouvelles choses aujourd'hui en vivant seul », dit-il en fixant l'horizon par la fenêtre. Les séances de kinésithérapie se sont, elles, espacées : deux fois par semaine aujourd'hui, « pour l'entretien », contre quatre avant.

Si le sport est ce qui manque le plus à Ludovic, il a décidé de ne rien laisser passer de ce qui procure des sensations fortes. Si le sport est ce qui manque le plus à Ludovic, il a décidé de ne rien laisser passer de ce qui procure des sensations fortes. | DR

L'ENFERMEMENT

Quand on lui demande si derrière son sourire affable et son humour à toute épreuve ne se cachent pas des moments plus difficiles, il assure qu'il ne voudrait « être à la place de personne d'autre. Pas même celle d'un mec valide ». Même si, après avoir marqué un silence, il lève le voile sur ce qui lui manque le plus : le sport. « C'est la seule chose qu'il m'arrive d'envier quand je vois des joggeurs passer, souffle-t-il. Je déteste vraiment être enfermé. »

Alors, à défaut, Ludovic prend « tout ce qui passe », pourvu que ça procure « des sensations phénoménales » : saut en parachute, course de Ferrari à 300 km/h et, bientôt, saut à l'élastique et ULM, si le médecin l'autorise. Voyager reste encore trop compliqué. « Mais je viens de m'inscrire en formation pour devenir éducateur auprès d'enfants en difficulté. Au moins, je suis sûr que je ne resterai pas cloîtré derrière un ordinateur. »

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